Lettre ouverte aux membres du Conseil constitutionnel
C'est dans Libération. Et c'est à lire.
Cette lettre étant ouverte, je suppose qu'elle est recopiable intégralement.
La voici donc in extenso. On regrettera peut-être le passage sur le totalitarisme, pas forcément utile à ce stade. Mais le reste de l'argumentation est très sérieux.
A lire, donc.
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Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
Vous êtes saisis de la constitutionnalité de la loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental adoptée définitivement le 8 février 2008 selon la procédure d’urgence, totalement injustifiée en l’espèce.
Jamais sans doute un texte de loi n’a à ce point porté atteinte aux principes fondamentaux de notre droit qu’il s’agisse :
- du principe de la légalité des délits et des peines ;
- du principe de la non-application immédiate de la loi pénale plus sévère ;
- du principe de nécessité et de proportionnalité de la peine.
C’est à une révolution juridique que conduirait la loi si vous n’en sanctionniez pas l’évidente inconstitutionnalité. Il deviendrait alors possible par le seul jeu de la qualification de mesure de sûreté de contourner les garanties fondamentales entourant le prononcé d’une peine que vous avez vous-même consacrées.
Cette lettre étant ouverte, je suppose qu'elle est recopiable intégralement.
La voici donc in extenso. On regrettera peut-être le passage sur le totalitarisme, pas forcément utile à ce stade. Mais le reste de l'argumentation est très sérieux.
A lire, donc.
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Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
Vous êtes saisis de la constitutionnalité de la loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental adoptée définitivement le 8 février 2008 selon la procédure d’urgence, totalement injustifiée en l’espèce.
Jamais sans doute un texte de loi n’a à ce point porté atteinte aux principes fondamentaux de notre droit qu’il s’agisse :
- du principe de la légalité des délits et des peines ;
- du principe de la non-application immédiate de la loi pénale plus sévère ;
- du principe de nécessité et de proportionnalité de la peine.
C’est à une révolution juridique que conduirait la loi si vous n’en sanctionniez pas l’évidente inconstitutionnalité. Il deviendrait alors possible par le seul jeu de la qualification de mesure de sûreté de contourner les garanties fondamentales entourant le prononcé d’une peine que vous avez vous-même consacrées.
La première question qui se pose est celle de savoir si la rétention de sûreté est une peine ou une mesure de sûreté.
Le code pénal, adopté en 1992 et entré en vigueur en mars 1994, ne connaît pas la catégorie des mesures de sûreté. Volontairement, le législateur de 1992 s’était refusé à distinguer parmi les sanctions pénales celles qui seraient des peines de celles qui seraient des mesures de sûreté. La seule distinction faite dans le code pénal est celle entre peines principales et peines complémentaires. Comme le précise solennellement son exposé des motifs : « Désormais toutes les sanctions pénales seront sans distinction des peines, elles sont d’ailleurs ressenties comme telles par le condamné. »
Seules les mesures de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation dont les mineurs peuvent faire l’objet ainsi que les sanctions éducatives introduites par la loi du 9 septembre 2002 (article 122-8 du code pénal) échappent en partie au régime juridique des peines, précisément parce qu’il s’agit de mesures et sanctions purement éducatives et par définition plus douces que les peines. Le prononcé d’une mesure éducative demeure le principe pour les mineurs, comme vous l’avez rappelé en posant un principal fondamental reconnu par les lois de la République dans votre décision du 29 août 2002.
Si vous acceptiez de faire de la rétention une mesure de sûreté, c’est à une réécriture totale du Titre III du Livre premier du code pénal que le législateur devrait inévitablement se livrer.
La loi sur la rétention de sûreté a été délibérément insérée, non pas dans le code pénal, mais dans le code de procédure pénale comme ce fut le cas pour la surveillance judiciaire introduite par la loi du 12 décembre 2005 aux articles 723-29 et suivants. Le nouveau texte figure aux articles 706-53-13 et suivants, dans le titre relatif aux infractions de nature sexuelle et à la protection des mineurs victimes, alors même qu’il concerne beaucoup d’autres catégories d’infractions et toutes les victimes qu’elles soient majeures ou mineures. Indiscutablement la rétention de sûreté, en outre, n’est pas une mesure d’exécution de la peine comme la surveillance judiciaire mais une peine après la peine, prononcée pour un crime virtuel.
La deuxième question porte sur l’intangible principe de la non rétroactivité de la loi pénale plus sévère qui ne saurait en aucun cas dépendre de la qualification juridique de la rétention de sûreté.
Vous avez vous-mêmes, sans aucune exception et à de nombreuses reprises, considéré que toute sanction ayant le caractère d’une punition ne peut échapper au principe de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère (DC 30 décembre 1982 n° 82-155). Plus précisément encore à propos des périodes de sûreté introduites par la loi du 9 septembre 1986 vous avez affirmé qu’elles ne pouvaient être appliquées à des infractions commises avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle (DC 3 septembre 1986 n° 86-215).
Quant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle est également très claire. En construisant dès l’arrêt Engel (23 novembre 1976) le concept de matière pénale, la Cour de Strasbourg a uniformisé le régime juridique des divers types de sanction en notant à propos des sanctions disciplinaires que : « Si les Etats pouvaient à leur guise qualifier une infraction de disciplinaire, plutôt que de pénale, le jeu des clauses fondamentales des articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme se trouverait subordonné à leur volonté souveraine ». La même solution est reprise dans l’affaire Oztürk (21 février 1984) où il était simplement question de sanctions administratives. A fortiori, il ne peut en être que de même pour la rétention de sûreté prévue par la loi soumise à votre censure.
La troisième question, tout aussi fondamentale, est celle du prononcé d’une peine après la peine sans infraction. Ce n’est plus le droit sans peine mais la peine sans droit.
Que l’on se place sur le terrain éthique ou juridique, la rétention de sûreté, telle qu’elle est prévue dans la loi émotive adoptée le 8 février 2008, est une sorte de monstre qui inscrirait la France dans un modèle de politique criminelle totalitaire (Cf. M. Delmas-Marty, Les grands systèmes de politique criminelle, PUF, 1992), tel que nous avons pu le connaître aux heures les plus sombres de notre histoire ou tel qu’il fut consacré par le code pénal soviétique de 1926. Seul le mouvement positiviste de la fin du 19ème siècle, déterministe par essence, s’est risqué à fonder des mesures privatives de liberté sur la probabilité de la commission d’une infraction, croyant à l’époque qu’elle pouvait être scientifiquement évaluée, ce que plus aucun spécialiste n’admet aujourd’hui.
Sur le plan éthique, c’est à un bouleversement auquel nous assisterions si vous avalisiez cette loi. Les auteurs de crimes graves, au nom d’une impossible société du risque zéro ou du principe de précaution perverti, seraient enfermés à leur sortie de prison non pas en vertu d’un jugement sanctionnant une nouvelle infraction, mais en raison d’un état considéré comme potentiellement dangereux. C’est pourtant bien la certitude de la libération qui favorise chez le condamné ses efforts de réinsertion. La rétention de sûreté ouvrant la possibilité d’une relégation éternelle fondée sur un simple pronostic est contraire aux valeurs humanistes.
Sur le plan juridique, l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est bafoué par la rétention de sûreté : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Comment une peine peut-elle être évidemment nécessaire quand elle est assise sur la seule probabilité ?
L’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens est également bafoué : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement par la loi ». Par définition, la rétention de sûreté s’appliquerait à des personnes innocentes, totalement innocentes, pas même suspectées. Ce, pour une durée renouvelable chaque année, sans limitation dans le temps. Et les mineurs, de manière encore plus invraisemblable, sont également visés.
Comme l’a écrit Robert Badinter, avec la rétention de sûreté « nous quittons la réalité des faits (le crime commis) pour la plasticité des hypothèses » (Le Monde, 27 novembre 2007).
Plus qu’une régression c’est l’effondrement des fondements de notre droit pénal qu’entraînerait l’introduction de la rétention de sûreté dans le code de procédure pénale.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à notre haute considération.
Signataires :
Thomas Clay, Professeur à l’Université de Versailles — Saint-Quentin
Geneviève Giudicelli-Delage, Professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Jean-Paul Jean, Professeur associé à l’Université de Poitiers, Magistrat
Christine Lazerges, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Michel Massé, Professeur à l’Université de Poitiers
Reynald Ottenhof, Professeur émérite de l’Université de Nantes
Pierrette Poncela, Professeur à l’Université Paris X-Nanterre
Michel Debacq, Magistrat
Jean-Pierre Dintilhac, Magistrat
Robert Finielz, Magistrat
Roland Kessous, Magistrat
Pierre Lyon-Caen, Magistrat
Philippe Texier, Magistrat
Henri Leclerc, Avocat
Didier Liger, Avocat
Patrick Maisonneuve, Avocat
Jean-Pierre Mignard, Avocat
Alain Molla, Avocat
Frank Natali, Avocat
Le code pénal, adopté en 1992 et entré en vigueur en mars 1994, ne connaît pas la catégorie des mesures de sûreté. Volontairement, le législateur de 1992 s’était refusé à distinguer parmi les sanctions pénales celles qui seraient des peines de celles qui seraient des mesures de sûreté. La seule distinction faite dans le code pénal est celle entre peines principales et peines complémentaires. Comme le précise solennellement son exposé des motifs : « Désormais toutes les sanctions pénales seront sans distinction des peines, elles sont d’ailleurs ressenties comme telles par le condamné. »
Seules les mesures de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation dont les mineurs peuvent faire l’objet ainsi que les sanctions éducatives introduites par la loi du 9 septembre 2002 (article 122-8 du code pénal) échappent en partie au régime juridique des peines, précisément parce qu’il s’agit de mesures et sanctions purement éducatives et par définition plus douces que les peines. Le prononcé d’une mesure éducative demeure le principe pour les mineurs, comme vous l’avez rappelé en posant un principal fondamental reconnu par les lois de la République dans votre décision du 29 août 2002.
Si vous acceptiez de faire de la rétention une mesure de sûreté, c’est à une réécriture totale du Titre III du Livre premier du code pénal que le législateur devrait inévitablement se livrer.
La loi sur la rétention de sûreté a été délibérément insérée, non pas dans le code pénal, mais dans le code de procédure pénale comme ce fut le cas pour la surveillance judiciaire introduite par la loi du 12 décembre 2005 aux articles 723-29 et suivants. Le nouveau texte figure aux articles 706-53-13 et suivants, dans le titre relatif aux infractions de nature sexuelle et à la protection des mineurs victimes, alors même qu’il concerne beaucoup d’autres catégories d’infractions et toutes les victimes qu’elles soient majeures ou mineures. Indiscutablement la rétention de sûreté, en outre, n’est pas une mesure d’exécution de la peine comme la surveillance judiciaire mais une peine après la peine, prononcée pour un crime virtuel.
La deuxième question porte sur l’intangible principe de la non rétroactivité de la loi pénale plus sévère qui ne saurait en aucun cas dépendre de la qualification juridique de la rétention de sûreté.
Vous avez vous-mêmes, sans aucune exception et à de nombreuses reprises, considéré que toute sanction ayant le caractère d’une punition ne peut échapper au principe de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère (DC 30 décembre 1982 n° 82-155). Plus précisément encore à propos des périodes de sûreté introduites par la loi du 9 septembre 1986 vous avez affirmé qu’elles ne pouvaient être appliquées à des infractions commises avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle (DC 3 septembre 1986 n° 86-215).
Quant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle est également très claire. En construisant dès l’arrêt Engel (23 novembre 1976) le concept de matière pénale, la Cour de Strasbourg a uniformisé le régime juridique des divers types de sanction en notant à propos des sanctions disciplinaires que : « Si les Etats pouvaient à leur guise qualifier une infraction de disciplinaire, plutôt que de pénale, le jeu des clauses fondamentales des articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme se trouverait subordonné à leur volonté souveraine ». La même solution est reprise dans l’affaire Oztürk (21 février 1984) où il était simplement question de sanctions administratives. A fortiori, il ne peut en être que de même pour la rétention de sûreté prévue par la loi soumise à votre censure.
La troisième question, tout aussi fondamentale, est celle du prononcé d’une peine après la peine sans infraction. Ce n’est plus le droit sans peine mais la peine sans droit.
Que l’on se place sur le terrain éthique ou juridique, la rétention de sûreté, telle qu’elle est prévue dans la loi émotive adoptée le 8 février 2008, est une sorte de monstre qui inscrirait la France dans un modèle de politique criminelle totalitaire (Cf. M. Delmas-Marty, Les grands systèmes de politique criminelle, PUF, 1992), tel que nous avons pu le connaître aux heures les plus sombres de notre histoire ou tel qu’il fut consacré par le code pénal soviétique de 1926. Seul le mouvement positiviste de la fin du 19ème siècle, déterministe par essence, s’est risqué à fonder des mesures privatives de liberté sur la probabilité de la commission d’une infraction, croyant à l’époque qu’elle pouvait être scientifiquement évaluée, ce que plus aucun spécialiste n’admet aujourd’hui.
Sur le plan éthique, c’est à un bouleversement auquel nous assisterions si vous avalisiez cette loi. Les auteurs de crimes graves, au nom d’une impossible société du risque zéro ou du principe de précaution perverti, seraient enfermés à leur sortie de prison non pas en vertu d’un jugement sanctionnant une nouvelle infraction, mais en raison d’un état considéré comme potentiellement dangereux. C’est pourtant bien la certitude de la libération qui favorise chez le condamné ses efforts de réinsertion. La rétention de sûreté ouvrant la possibilité d’une relégation éternelle fondée sur un simple pronostic est contraire aux valeurs humanistes.
Sur le plan juridique, l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est bafoué par la rétention de sûreté : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Comment une peine peut-elle être évidemment nécessaire quand elle est assise sur la seule probabilité ?
L’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens est également bafoué : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement par la loi ». Par définition, la rétention de sûreté s’appliquerait à des personnes innocentes, totalement innocentes, pas même suspectées. Ce, pour une durée renouvelable chaque année, sans limitation dans le temps. Et les mineurs, de manière encore plus invraisemblable, sont également visés.
Comme l’a écrit Robert Badinter, avec la rétention de sûreté « nous quittons la réalité des faits (le crime commis) pour la plasticité des hypothèses » (Le Monde, 27 novembre 2007).
Plus qu’une régression c’est l’effondrement des fondements de notre droit pénal qu’entraînerait l’introduction de la rétention de sûreté dans le code de procédure pénale.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à notre haute considération.
Signataires :
Thomas Clay, Professeur à l’Université de Versailles — Saint-Quentin
Geneviève Giudicelli-Delage, Professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Jean-Paul Jean, Professeur associé à l’Université de Poitiers, Magistrat
Christine Lazerges, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Michel Massé, Professeur à l’Université de Poitiers
Reynald Ottenhof, Professeur émérite de l’Université de Nantes
Pierrette Poncela, Professeur à l’Université Paris X-Nanterre
Michel Debacq, Magistrat
Jean-Pierre Dintilhac, Magistrat
Robert Finielz, Magistrat
Roland Kessous, Magistrat
Pierre Lyon-Caen, Magistrat
Philippe Texier, Magistrat
Henri Leclerc, Avocat
Didier Liger, Avocat
Patrick Maisonneuve, Avocat
Jean-Pierre Mignard, Avocat
Alain Molla, Avocat
Frank Natali, Avocat
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